Jean Maher : Aujourd’hui l’Égypte, demain l’Europe ?
Depuis des siècles, 10 à 15 millions de Coptes vivent une situation difficile, rendue aujourd’hui dramatique par la montée de l’islamisme. L’Occident va-t-il, comme trop souvent, les passer par profits et pertes ? Entretien avec Jean Maher.
Église des origines, fondée en terre pharaonique par l’évangéliste Marc, l’Église d’Alexandrie joua un grand rôle dans l’établissement des fondements de la doctrine chrétienne et fut majoritaire en Égypte jusqu’au VIIe siècle, période à partir de laquelle l’islamisation plus ou moins forcée débuta. Né au Caire en 1951 dans une famille copte, Jean Maher, après trente ans de carrière en tant qu’ingénieur dans l’industrie automobile, s’est engagé dans la défense des droits de l’homme dans son pays natal à la suite de l’escalade des persécutions antichrétiennes et de la révolution de 2011. Cofondateur de la Coordination Chrétiens d’Orient en danger (Chredo) et président de l’Organisation franco-égyptienne pour les droits de l’homme (Ofedh), il livre son analyse de la situation de la communauté copte, cible de nombreux attentats.
Vendredi 26 mai, lendemain de la fête de l’Ascension, une attaque de l’État islamique contre un bus de pèlerins coptes a fait 29 morts et 25 blessés. Que vous inspire cet attentat ?
Celui-ci est survenu alors que nous étions à peine sortis du terrible double attentat des Rameaux, pour lequel nous avions organisé une manifestation symbolique au Bataclan. Nous avons été surpris par sa proximité avec les précédentes attaques et par sa violence. Cette fois, ce n’est pas un kamikaze qui s’est fait sauter, mais plusieurs terroristes armés de mitraillettes qui ont arrêté un bus de pèlerins. Il s’agit d’un acte bien planifié et bien étudié sur le plan de la logistique et du renseignement. Les djihadistes savaient très bien à quel moment stopper le bus dans un endroit isolé et dépourvu de réseau de téléphonie mobile. Ils n’ont ciblé que les chrétiens. Je relie donc cet acte à l’égorgement des 21 coptes par l’État islamique, en février 2015, en Libye, car il est très similaire sur le plan organisationnel et de son impact symbolique. D’après le témoignage d’une femme qui a échappé à la tuerie, les islamistes leur auraient ordonné de dire la chahada (profession de foi musulmane où l’on reconnaît Allah comme Dieu et Mohamed comme prophète). Ils ont refusé et ont alors été tués. Parce qu’ils étaient chrétiens. Ils sont morts pour leur foi…
Lors de l’assassinat des coptes en 2015, j’avais trouvé honteux que l’État français qualifie les victimes de « ressortissants égyptiens » sans prononcer les mots “chrétiens” ou “coptes”. Sa position a un peu changé avec ce dernier attentat : celui-ci est, en effet, survenu peu après celui de Manchester, ce qui a modifié son traitement médiatique. Les victimes britanniques sont-elles plus importantes que les victimes égyptiennes ? Pour ce genre de terrorisme, l’objectif reste le même et le timing des attaques n’est pas choisi au hasard. Je pense d’ailleurs que l’attaque de ce bus a un lien avec la visite du président américain en Arabie saoudite, le sommet américano-arabo-islamique et le début du jeûne du ramadan.
Les attentats envers les coptes semblent se multiplier. Pourquoi un tel acharnement de la part des djihadistes ?
Actuellement, les islamistes continuent à suivre leur plan stratégique. Les coptes représentent à leurs yeux un symbole important à éradiquer — ils représentent une quinzaine de millions de personnes sur une population égyptienne de 90 millions — et les attaques vont continuer. Les chrétiens représentent à leurs yeux les impies car, si on n’est pas musulman, on est kouffar [mécréant, NDLR] et il faut se convertir à l’islam. Frapper les coptes est aussi un signal adressé à l’Europe : ce qui arrive en Égypte est ce qui arrivera aussi en Occident. Ils l’avaient d’ailleurs dit dans la vidéo de l’assassinat des coptes en Libye et restent constants dans leur message. Comme ils sont en train de perdre en Syrie et en Irak, je pense qu’ils vont multiplier les attaques en Égypte. Il faut noter aussi que les coptes représentent la partie la plus vulnérable de la population : ils n’ont pas de défenses, ne sont pas armés et sont ainsi une cible facile. Mais les islamistes s’attaquent aussi aux athées et à d’autres musulmans. La force du wahhabisme fait qu’il arrive à faire taire les musulmans libéraux qui osent s’autocritiquer, cela par divers moyens juridiques, comme la loi sur le blasphème, qui a des effets néfastes et doit être abolie. J’espère que la communauté internationale réussira à convaincre les parlementaires égyptiens pour que cette loi rétrograde soit supprimée.
Toutes ces attaques font partie de la stratégie islamiste visant essentiellement à affaiblir le régime actuel de Sissi. Elles ont un triple objectif. Le premier est de démontrer l’incapacité de l’État à assurer la protection des chrétiens afin qu’ils abandonnent leur soutien au régime auquel ils font confiance depuis juin 2013. Le deuxième est de semer la division entre les deux communautés, chrétienne et musulmane, dont la relation aujourd’hui est bonne après la chute de Morsi et des Frères musulmans. Le troisième est de provoquer la peur et le découragement des coptes, qui sont un obstacle à leur rêve d’un État islamique mondial, pour qu’ils claquent la porte et quittent le pays. Mais j’espère que, grâce à la sagesse du peuple égyptien, ces islamistes ne réussiront pas et n’atteindront aucun de ces objectifs.
Quelle était la situation des coptes avant la révolution de 2011 ?
Avant la révolution, à l’époque de Nasser, les coptes ne se rendaient pas tout à fait compte des discriminations dont ils faisaient l’objet, qui ont commencé de façon feutrée avec la réforme agraire et l’éloignement des chrétiens des postes clés. Les véritables crises ont commencé lorsque Sadate a accédé au pouvoir. Celui-ci a, en effet, joué avec le feu, en 1972-1973, en libérant les Frères musulmans, emprisonnés par Nasser pour avoir tenté de l’assassiner. Peu enclins à la reconnaissance, ceux-ci l’ont alors tué, en 1981, car il avait amorcé la réconciliation avec Israël. Moubarak, qui prit la suite de Sadate, n’a alors pas su débarrasser le pays des Frères musulmans. Ces derniers ont pour but d’instaurer un État islamique, d’abord local, en Égypte, puis régional, au Moyen-Orient et, enfin, mondial. Pour ce faire, ils se sont infiltrés dans toutes les institutions pendant les trente années du règne de Moubarak et ont beaucoup influencé la société égyptienne. Les attaques envers les coptes se sont intensifiées. Tous les moyens étaient bons pour s’en débarrasser : incendies d’églises, invention de relations entre un chrétien et une musulmane pour créer un scandale, détruire les commerces de la famille et chasser les autres chrétiens du village. Le régime fermait les yeux sur ces exactions et les discriminations se faisaient au mépris des lois. Cette vie diffi cile conjuguée avec l’impossibilité d’occuper des hauts postes a conduit les coptes à s’écarter peu à peu de la société. Par son laisser-aller, Moubarak a divisé l’Égypte en deux communautés, chrétienne et musulmane, qui se méfiaient l’une de l’autre.
La révolution a-t-elle changé la donne ?
À partir de 2010, les Égyptiens en ont eu assez du poids que faisait peser la religion sur la société, et la révolution de janvier 2011 a traduit à la fois un besoin de liberté et un désir de se débarrasser d’un pouvoir trop religieux. Mais cette révolution a été volée par les islamistes : au bout de quelques jours, les Frères musulmans l’ont confisquée, certainement avec la bénédiction de l’administration américaine. La révolution a, pourtant, de prime abord, suscité une période d’espoir, d’autant plus que les jeunes chrétiens et musulmans étaient unis place Tahrir et priaient symboliquement ensemble. Mais cet espoir n’a pas duré. Les chrétiens ont même eu peur d’un génocide lors de la courte période où Morsi fut au pouvoir, car les différents types d’attaques avaient augmenté. Ce dernier a heureusement fini par être destitué : les Égyptiens se sont rendu compte qu’il ne gouvernait que pour sa “tribu”, les Frères musulmans. Et le 30 juin 2013, entre 20 et 30 millions d’Égyptiens sont sortis dans les rues partout dans le pays. Ils ont fait appel à l’armée, seul contre-pouvoir face aux Frères musulmans, unique force politique réellement organisée. Cela a conduit à la chute de Morsi et à l’arrivée au pouvoir du général Sissi le 3 juillet 2013. Les Frères musulmans et les salafistes ont alors menacé les coptes de représailles et ont fait brûler plus de cent églises et bâtiments, en quatre jours au mois d’août… Un acte terrible mais révélateur de leur détermination à se débarrasser des chrétiens, chose que les Européens ne veulent pas admettre. Et je récuse l’analyse occidentale qui a traité cette accession au pouvoir comme un coup d’État militaire : il s’agissait, en réalité, d’une volonté populaire de se débarrasser des Frères musulmans. En ce qui concerne la France, son message a changé après la signature des contrats de vente des Rafale et des Mistral : Sissi le dictateur est devenu Sissi le président qui lutte contre le terrorisme — ce qui était et est toujours le cas.
Ce nouveau président Sissi semble assez populaire chez les coptes…
Son arrivée a créé une sorte d’assurance de protection pour les chrétiens, d’autant que son attitude a été historique : il s’est rendu dans une église pour le Noël copte après sa prise de pouvoir. Aucun de ses prédécesseurs ne l’avait fait : ils envoyaient des délégués avant ou après. Ça a été une démarche inédite, qu’il a réitérée chaque année. Cette action symbolique est aussi politique, car elle est inacceptable pour les salafistes. Il s’est également rendu à la mosquée Al-Azhar, dès 2014, et a demandé aux oulémas et aux imams de prendre les mesures nécessaires pour se débarrasser de l’idéologie de haine qu’elle avait contribué à exporter par son enseignement, en les appelant à une vraie révolution religieuse. Celle-ci n’a, hélas, pas encore débuté. Il a aussi bombardé des positions djihadistes en Libye après les assassinats des 21 coptes, en expliquant qu’on s’en était pris à des Égyptiens. Les coptes ont développé envers lui une confiance qui persiste aujourd’hui, malgré tous ces attentats.
Quelles sont les perspectives et les solutions pour les coptes ?
Certains sont partisans de les armer. Je suis contre. Depuis l’Antiquité, ils ont toujours été désignés comme l’“Église des martyrs” et possèdent une foi et une confiance en la protection de Dieu qu’il faut respecter. Il faut cependant qu’ils apprennent à prendre plus de place dans le champ politique duquel ils ont été écartés volontairement. De plus, les coptes se considèrent comme dépositaires de la terre d’Égypte et descendants des pharaons. Héritiers historiques et facteurs de pacification, ils ne doivent surtout pas être encouragés au départ. J’attends des pouvoirs occidentaux qu’ils soient plus éveillés, qu’ils aient le courage de dénoncer l’islamisme et de continuer à veiller au respect de l’histoire, de la culture et de toute croyance ou absence de croyance religieuse.
Quels chantiers sont prioritaires pour résoudre les problèmes qui minent la société égyptienne ?
Le premier chantier, d’une importance primordiale, est d’obtenir le soutien et l’appui de l’Occident. Le président égyptien est seul, depuis trois ans, à lutter contre le terrorisme en Égypte. Il a subi la condamnation des Européens et des Américains au lieu d’être félicité pour son combat contre l’islamisme. L’Occident a été et est encore injuste vis-à-vis de Sissi, mais il sera perdant dans cette affaire : les Égyptiens ont le savoir-faire pour lutter contre le terrorisme depuis la création des Frères musulmans, en 1928. Toutes les attaques terroristes en Occident ont la même origine et le même but qu’en Égypte. Donc, si les peuples européens et égyptien ne travaillent pas la main dans la main, le monde ira mal. Le deuxième chantier consiste en une action corrective, très difficile, dans l’éducation et les moeurs. En dix ans à peine, les Frères musulmans ont “bâché” les femmes. Il y a donc un travail à réaliser dans les mosquées et les écoles pour stopper le prêche de la haine. Il faut aussi et surtout appliquer la loi, et non faire des réunions conciliatoires entre musulmans et chrétiens dans lesquelles, en réalité, les victimes chrétiennes perdent leurs droits. Ces réunions doivent disparaître au profit d’un jugement rapide et public en appliquant la loi.
Enfin, le troisième chantier est préventif, il concerne l’Égypte et le monde entier, et repose sur le nettoyage du discours religieux et de l’enseignement d’une idéologie de la haine. Nous avons les outils pour cela : des imams intelligents et libéraux ainsi que des intellectuels. Malheureusement, leurs voix sont faibles. Le monde occidental doit réaliser que le mouvement djihadiste, incapable d’un affrontement direct avec l’Occident, propagera partout la haine, la peur et la mort en frappant les “kafara-infidèles” et en ruinant les économies des puissances occidentales. Il veut créer le chaos et la barbarie en estimant être capable de les gérer par l’application de sa loi islamique, la charia, et faire ainsi émerger le califat islamique mondial. La guerre contre le terrorisme ne se fera pas seulement par les armes et le nombre de policiers, mais surtout par une modification de la pensée et de l’idéologie religieuses. Les malheurs des coptes sont ceux qu’on retrouvera en Occident si celui-ci baisse les bras, par angélisme, aveuglement ou peur.
> Interview Par Anne-Laure Debaecker publié dans Valeurs Actuelles du 15 juin 2017.